Danièle Méaux, Photographie contemporaine & anthropocène, 2022
Chiara Salari

« Vous avez dit ‹ anthropocène › ? » Cette question ouvre le dernier livre de Danièle Méaux1, que l’on pourrait considérer comme le troisième volet de ses recherches sur les rapports entre photographie et territoires publiées chez Filigranes (Géo-Photographies. Une approche renouvelée des territoires, 2015 et Enquêtes. Nouvelles formes de photographie documentaire, 2019). Comme elle l’a expliqué lors d’une présentation au Jeu de Paume le 25 avril 2023, le mot anthropocène est gardé à une relative distance dans son ouvrage qui n’offre pas une discussion explicite sur ce sujet, mais plutôt « une réflexion sur la manière dont certaines réalisations photographiques contemporaines s’avèrent capables de problématiser nos relations à la planète et à la ‹ nature ›, à la technique, à la croissance ou à une conception linéaire et ascendante du temps et participent ainsi de manière active à des débats de nature éminemment politique – auxquels renvoie l’usage croissant du terme ‹ anthropocène › » (p. 7).
Popularisé dans les années 2000 par le météorologue et chimiste de l’atmosphère Paul Crutzen, ce terme signale une ère géologique nouvelle qui voit les activités humaines devenir pour la première fois dans l’histoire le moteur central de la transformation de l’écosystème terrestre. Il indique que nous avons quitté l’époque géologique de l’holocène, commencée il y a 11 700 ans, et exprime un changement d’échelle des effets de nos actions sur le système Terre. Si son utilisation est critiquable2, comme l’indique Méaux, « le néologisme présente cependant l’avantage de traduire l’amplitude d’un phénomène et l’intensité d’un malaise aujourd’hui très partagé » (p. 11).
À l’amplitude du phénomène correspond l’ampleur de l’exploration menée dans le livre, qui va du global au local, de la vision de la Terre entière ou sous forme d’atlas jusqu’à des enquêtes dans des régions et des territoires spécifiques. Il s’agit d’une cartographie d’œuvres choisies pour leur « valeur paradigmatique » (p. 15), de pratiques qui dans leur diversité considèrent la photographie comme un laboratoire de pensées et d’idées. Les analyses formelles, théoriques, des conditions de production et de diffusion de ces pratiques sont développées en effet à travers une succession de thématiques, de « lieux » ou de « topiques ».
Intitulé « Un monde globalisé privé d’étoiles », le premier chapitre interroge les représentations visuelles du monde et ses stéréotypes, s’appuyant sur les œuvres Visible World de Peter Fischli & David Weiss, Selfie et Astronomical de Mishka Henner ainsi que sur le projet Désidération de SMITH. Le deuxième chapitre est pour sa part consacré à « Des formes d’investigation engagées » contre la gestion capitaliste de la Terre et l’extractivisme, qui mettent en cause des processus socio-économiques, des responsabilités politiques et juridiques, et pointent les conséquences de modes de vie concrets. Si Copper Geographies d’Ignacio Acosta, Monsanto. Une enquête photographique de Mathieu Asselin et Petrochemical America de Richard Misrach et Kate Orff alternent prises de vues et reproductions de documents d’archive, de textes, cartes et graphiques, plusieurs œuvres de Mishka Henner (Lybian Oil Fields, Fifty-one US Military Outposts, Feedlots) prennent « Le web pour ‹ terrain d’enquête › » (p. 68).
« Le temps des catastrophes » est le titre du troisième chapitre. Les photographes enregistrent les effets dramatiques des catastrophes sur les paysages et les populations, tout en en interrogeant les représentations. Dans Détroit, vestiges du rêve américain (Yves Marchand et Romain Meffre), Retracing Our Steps. Fukushima Exclusion Zone 2011-2016 (Carlos Ayesta et Guillaume Bression), ou encore La Zone. Tchernobyl (Guillaume Herbaut et Bruno Masi), les images photographiques s’inscrivent dans la longue tradition iconographique des figurations de la catastrophe. Elles se présentent en même temps comme les symptômes et les emblèmes de l’anthropocène. Alors que dans After the Flood, la série de Robert Polidori consacrée à La Nouvelle-Orléans après le passage de Katrina en 2005, les vues vides de présence humaine satisfont à l’esthétique du sublime (au risque d’une « naturalisation » de la catastrophe), le projet Calamita/à de Marina Caneve et Gianpaolo Arena sur la catastrophe du barrage du Vajont se présente comme une recherche portant sur son impact sur la vallée, combinant dimensions esthétique, cognitive, sociale et politique. Ce «projet curatorial » rassemble une vingtaine d’artistes et de photographes, tels que Céline Clanet, François Delderrière, Petra Stavast et Jan Stradtmann. Comme pour le travail plus récent de Marina Caneve intitulé Are They Rocks or Clouds?, la présence de textes ou encore d’entretiens avec les habitants est nécessaire pour la contextualisation des faits.
Le quatrième chapitre étudie des «Tentatives d’archéologie visuelle » qui s’inscrivent dans les pratiques de réappropriation développées depuis les années 1980, qui considèrent les images pour leur puissance évocatoire, en tant que reflets et agents des sociétés. Relevant d’une « praxis de l’archive » (p. 133), des exemples très variés de réactivation de photographies sont organisés selon plusieurs « actions » : « Collectionner/classer » (la « documentation céline duval » de Céline Duval) ; « Agencer » (Parallel Encyclopedia 1 de Batia Suter, et l’exposition «Nouvelles histoires de fantômes» d’Arno Gisinger et Georges Didi-Huberman) ; « Retoucher » (les séries de Catherine Poncin et les installations d’Agnès Geoffray) ; « Fictionner » (la présentation de la « Collection Trepat » par Jan Fontcuberta) ; « Réévaluer la modernité » (la reproduction de cartes postales dans Le Grand Ensemble et Dorica Castra de Mathieu Pernot, ainsi que dans La France des ronds-points. Meilleurs souvenirs des trente glorieuses de la collection Jean-Marie Donat).
Nous partons ensuite « À la rencontre du vivant », titre du cinquième chapitre dédié à des « photographes contemporains qui ne se comportent pas en chasseurs (d’images) » (p. 140), c’est-à-dire qui ne présentent pas les bêtes comme des objets, appréciées pour leur morphologie et à travers un regard anthropocentré : Bernard Plossu (Des oiseaux et Hirondelles andalouses), Jean-Luc Mylayne (L’Automne du paradis), Michel Séméniako (Lucioles, lettres d’amour des mouches à feu). L’interrogation portée sur la conception dualiste de l’environnement se prolonge dans le sixième chapitre, qui nous propose de faire « Le deuil de la nature », au moment où « la planète ne semble plus comporter de milieux dont on puisse dire qu’ils sont absolument vierges » (p. 169). Des séries aussi diverses que Paradise de Thomas Struth, Ma petite Amazonie et Fluffly Clouds de Jürgen Nefzger, Rhodanie et Recoller la montagne de Bertrand Stofleth, Two Mountains de Julien Guinand, Walking the High Line de Joel Sternfeld contribuent à réévaluer les imaginaires transmis et à dépasser certaines oppositions catégorielles (notamment celle entre « nature » et « artifice ») par le biais du sensible, et par la manière dont on articule le voir et le penser.
Le septième chapitre aborde plusieurs travaux photographiques qui présentent une perception rapprochée de sentiers et renvoient aux marches ou promenades de leurs auteurs, en les envisageant comme « une affaire d’échelle ». Certaines séries d’Éric Dessert, Bernard Plossu, Thierry Girard, Beatrix von Conta, Brigitte Bauer, Guillaume Bonnel, Marc Deneyer, Anne-Marie Filaire permettent d’imaginer la progression corporelle dans l’épaisseur du paysage, exprimant ainsi une attention accrue à l’environnement et à l’instant, aux antipodes du panorama ou de la vision paysagère représentée par le belvédère (basés sur un rapport d’extériorité et de domination). Si les photographies de petits chemins prennent valeur de résistance face à l’urbanisation et aux modalités de transport rapide (ouvrant la possibilité d’un « retour sur terre » nécessaire dans l’anthropocène), la « Réinvention des biens communs » dont il est question dans le dernier chapitre peut contribuer à faire rempart à une exploitation sans frein des ressources de la planète. De plus en plus de projets se basent aujourd’hui sur la collaboration entre artistes, cercles associatifs engagés et habitants, dans le but de proposer une multiplicité de points de vue et de créer une attention partagée. Les séries Montagne défaite d’Olivier de Sépibus et La Mauvaise Réputation de Geoffroy Mathieu sont par exemple à l’origine d’expériences qui se situent entre dimension créative et visée politique. Dans les projets Par nos fenêtres. Vues d’Ivry-sur-Seine de Ianna Andréadis et Classement diagonal de Bruno Goosse, réalisations artistiques et actions collectives sont intimement intriquées.
Circulant souvent entre divers supports (livres, expositions et web), les projets photographiques présentés dans cet ouvrage s’inscrivent dans une conception élargie de l’activité artistique qui réfute le culte de l’autotélie, illustrant « une propension de l’art actuel à développer une forme accrue de transitivité et d’ouverture sur le réel, à aborder des questions d’ordre éthique ou politique et à intervenir, selon des modalités spécifiques, au sein du débat public » (p. 261)3. En relativisant toute capacité de l’image photographique à dire vrai (sa valeur de preuve, liée à une conception spéculaire de l’image entendue comme re-présentation), la visée cognitive de la photographie persiste dans l’élaboration de dispositifs complexes, combinant des prises de vue avec d’autres éléments provenant de sources diverses tels que des textes, des documents, des images d’archives… Un jeu est créé entre les différents composants, et le croisement d’écritures permet la rencontre de champs disciplinaires parfois éloignés.
Abondamment illustré et documenté (notamment par des entretiens avec les photographes), l’ouvrage est d’une érudition rare. Les références mobilisées appartiennent non seulement au monde de l’art et de la culture visuelle, mais aussi à l’histoire, la géographie, la science, la philosophie, l’anthropologie, avec entre autres Hal Foster, Allan Sekula, Jean-Baptiste Fressoz, Michel Lussault, Jacques Rancière, François Hartog, W.J.T. Mitchell, Horst Bredekamp, André Bazin, Pier Paolo Pasolini, Eduardo Viveiros de Castro, Philippe Descola, Serge Moscovici, Bruno Latour, Jean-Marc Besse, Henri Lefebvre, Gilles Clément, Edgar Morin, J.B. Jackson, Augustin Berque, Didier Debaise. La multitude et la variété de ces références participe à une tentative de rétablir une connexion entre disciplines qui est structurelle à la recherche en photographie et qui constitue un défi pour l’anthropocène.

Spécialiste de la photographie contemporaine, Danièle Méaux est professeur en esthétique et sciences de l’art à l’Université Jean Monnet de Saint-Étienne et rédacteur en chef de la revue Focales.

Ce terme masque en effet des différences de degré de responsabilité importantes, car ce n’est pas l’humain en tant que tel qui est un danger pour le système Terre, mais certaines pratiques ou modes de vie liés au système capitaliste actuel.

Voir aussi Danièle Méaux et Jonathan Tichit (dir.), Arts contemporains & anthropocène, Paris, Hermann, 2022.

Référence : Chiara Salari, « Danièle Méaux, Photographie contemporaine & anthropocène, 2022 », Transbordeur. Photographie histoire société, no 8, 2024, pp. 200-201.

Transbordeur
Revue annuelle à comité de lecture