Romy Golan, Flashback, Eclipse. The Political Imaginary of Italian Art in the 1960s, 2021
Anna Battiston

L’ouvrage de Romy Golan paraît à un moment où le monde de la recherche renouvelle son intérêt pour l’histoire de l’art italien des années 1960, dans le cadre notamment d’une réévaluation des dynamiques historiographiques et du rôle de l’art italien au sein du panorama socio-politique national et international1. Dans ce contexte, Flashback, Eclipse se distingue par l’originalité des sources mobilisées et par son approche intermédiale. Si les dynamiques sociopolitiques sont mises en lumière par l’étude de la production artistique, l’attention est déplacée de l’analyse de l’oeuvre d’art vers celle de sa reproduction en image photographique et sa relation avec les contemporaines productions cinématographiques. Au croisement entre études visuelles, sociologie de l’art et géographie de l’art, la méthodologie employée par l’auteure s’inspire des fonctionnements techniques de l’image optique et du montage cinématographique : éclipses et flashbacks permettent le déroulement d’une narration qui s’éloigne d’une approche présentiste et procède par écarts temporels et croisements visuels.
Le livre examine un aspect particulier du contexte politique italien des années 1960, celui du rapport non seulement avec le fait historique, mais avec la perception subjective (et collective) de l’histoire. Le rapport entre la mémoire et l’imaginaire du Ventennio fasciste, mais aussi du début de la guerre froide, est traité en soulignant l’ambiguïté entre rejet et fascination, adhésion et résistance. Interroger mémoire et imaginaire politique par cette manière oblique (pour reprendre un terme central de l’ouvrage), en introduisant des concepts tels que « subversion mimétique », cent ans après la marche sur Rome, et dans un contexte politique national et international de croissance exponentielle du pouvoir des fascismes, est l’un des grands mérites de l’ouvrage.
Le premier chapitre est consacré aux Tableaux miroirs de l’artiste turinois Michelangelo Pistoletto. Produites à partir de 1962, ces oeuvres sont constituées de découpes d’images photographiques grandeur nature, imprimées par sérigraphie et superposées sur des plaques en inox, polies au point de devenir des surfaces réfléchissantes. L’auteure, à l’aide des reproductions dues au photographe italien Ugo Mulas – des vues d’exposition en particulier –, met en avant leur relation avec le cinéma néoréaliste de Michelangelo Antonioni. Cette dimension cinématographique a été soulignée à plusieurs reprises par l’artiste lui-même et par les précieux écrits de critiques italiens et américains tels que Ettore Sottsass, Tommaso Trini et John Ashbery, dont l’auteure rend compte de manière très complète. Le dialogue entre oeuvres d’art, reproductions photographiques et arrêts sur image cinématographiques révèle non seulement l’« atmosphère » du Turin (et de l’Italie) de l’époque, marqué par la fin du boom économique et les débuts des soulèvements ouvriers, mais raconte aussi, en les commentant, certains des enjeux de la géopolitique culturelle entre l’Italie et les États-Unis pendant la première moitié des années 1960.
Les vues d’expositions mobilisées par l’auteure, publiées dans les pages de Domus ou ARTnews entre les années 1964 et 1966, montrent les miroirs de Pistoletto refléter les oeuvres environnantes selon les choix particuliers du photographe, de l’artiste ou du commissaire d’exposition. En « reflétant les oeuvres des autres et s’éclipsant eux-mêmes », ceux-ci mettent en évidence les relations de pouvoir qui entourent l’histoire internationale du Pop art. Ainsi, dans les vues de l’exposition Pop à la GalerieGian Ezio Sperone de Turin (1966),les Tableaux miroirs de Pistoletto, seul artiste italien, apparaissent comme des « allégories de l’adhésion et de la résistance de l’Italie au pop américain ». Alpino (1962) y est montrée accrochée aux côtés des oeuvres de James Rosenquist, Claes Oldenburg et Andy Warhol, et face au diptyque Whaam! (1963) de Roy Lichtenstein, représentant un avion de chasse et une explosion. Ce dernier semble partager avec la figure du chasseur alpin (les Alpinis, alliés à la Résistance anti-fasciste pendant la Seconde Guerre mondiale) le même espace « intérieur » de l’oeuvre de Pistoletto qui lui fait face, par le biais du reflet de la plaque en inox. Ainsi, « une fois photographiés [les Tableaux miroirs] fonctionnaient presque comme des appareils photo eux-mêmes, produisant tout un ensemble de scénarios d’exposition ». Ils deviennent des commentaires, des déclarations, voire de nouvelles narrations, tangentielles et obliques, du présent de la guerre froide et du passé fasciste et résistant italien.
Le deuxième chapitre traite de Campo Urbano, une série d’interventions dans l’espace urbain de la ville de Côme, organisées par l’historien de l’art Luciano Caramel. L’événement, qui dure le temps d’une journée (le 1er septembre 1969), participe d’un mouvement d’expérimentations intermédiales, cherchant à sortir l’art des circuits institutionnels, qui investit les villes de province de la Péninsule entre 1967 et 1969. Dans l’analyse qu’en propose Romy Golan, une fois de plus, l’accent n’est pas tant mis sur les oeuvres que sur les reproductions photographiques qu’en fait Ugo Mulas, et en particulier sur l’album photo de l’événement, édité par l’artiste Bruno Munari. L’auteure l’associe à l’Atlas Mnémosyne d’Aby Warburg, en tant qu’« instrument épistémologique de déterritorialisation disciplinaire » caractérisé par la coprésence d’images qui se réfèrent à des époques, sources, et contextes différents, tout comme le livre de Golan lui-même. Dans l’un des flashbacks du chapitre, l’auteure juxtapose l’image, capturée par Mulas, d’une figure encapuchonnée traversant l’espace de la performance Temps libre, structure temporelle dans un espace urbain du Groupe T (un faux orage créé à l’aide des bornes d’incendie des pompiers de la ville), et le bronze de Giordano Bruno au Campo dei fiori à Rome. Datant de 1889, cette statue a été érigée gracieusement par le sculpteur Ettore Ferrari suite à une mobilisation étudiante en l’honneur du Risorgimento italien. Elle occupe la même place qui a vu s’ériger les barricades des étudiants universitaires romains, le 31 mai 1968.
L’auteure note qu’aucune intervention artistique n’investit la Piazza del Popolo – à quelques pas de la Piazza del Duomo –, surplombée par la Casa del Fascio, célèbre exemple du rationalisme fasciste par l’architecte Giuseppe Terragni (1936). Il s’agit ici d’une des éclipses les plus explicites du livre, témoignant de l’incapacité des années 1960 à traiter le passé fasciste autrement qu’en en faisant « une parenthèse », comme le rappelle Benedetto Croce, cité par l’auteure. Les références au cinéma ne manquent pas, une fois de plus, et notamment « à la bonhomie des petites villes italiennes » chère aux néoréalistes et à ce « néoréalisme fantastique » qui marque, avec Miracolo a Milano de Vittorio De Sica, la dépolitisation, voire la fin du néoréalisme italien.
Le troisième chapitre propose une analyse de l’exposition Vitalità del negativo nell’arte italiana 1960/70, organisée par Achille Bonito Oliva au Palazzo delle Esposizioni à Rome en 1970. Une fois encore, l’auteure présente l’événement à travers les problèmes qu’il a posés, et notamment sa relation au lieu de l’exposition. En effet, le Palazzo delle Esposizioni de Rome, conçu par Pio Piacentini en 1883, a accueilli de nombreuses manifestations promues par le régime fasciste, qui s’est particulièrement servi des expositions d’avant-garde comme instrument de propagande politique.
En se basant sur les photographies de l’exposition prises par Ugo Mulas, l’auteure souligne non seulement l’atmosphère cinématographique qui la caractérise, mais surtout l’étroite relation qu’elle entretient avec le film Il conformista du réalisateur Bernardo Bertolucci, sorti la même année. Tous deux représentent des actes de « subversion mimétique », définie par l’auteure comme un « art qui engage l’ennemi sur son propre terrain, mais de manière oblique ». L’objectif est de confronter le spectateur à la mémoire du fascisme et en particulier à sa mémoire séduisante (l’auteure définit Il conformista comme « un film séduisant sur la séduction du fascisme »), certainement liée à l’instrumentalisation que le régime de Mussolini a su faire des avant-gardes du début du siècle (du rationalisme en architecture au futurisme et au réalisme magique en peinture, entre autres).
L’exposition Vitalità del negativo s’ouvre à un moment clé de l’histoire politique italienne, entre l’attentat à la bombe de Piazza Fontana à Milan par les néo-fascistes d’Ordine Nuovo et les premières attaques des Brigades Rouges. Pour Romy Golan, l’exposition de Bonito Oliva « doit être comprise dans le contexte historique, politique et culturel plus large, comme un détournement de l’activisme militant de gauche de 1968 vers une réflexion politiquement ambiguë sur le fascisme ». C’est précisément l’accent mis sur cette « réflexion ambiguë » qui se révèle cruciale aujourd’hui, au lendemain de l’élection d’un parti néo-fasciste à la tête du gouvernement italien.
À la manière d’un Atlas Mnémosyne ou d’un montage cinématographique à la Eisenstein, selon une approche transhistorique, le travail de Romy Golan propose de lire le passé à travers l’analyse et la juxtaposition signifiante d’images. La richesse et la variété des sources mobilisées avec la plus grande précision scientifique et l’inventivité érudite des rapprochements proposés permettent de s’éloigner des lectures courantes de cette histoire de l’art italien, pour s’interroger sur les relations problématiques entre production artistique, imaginaire politique et mémoire d’un passé qu’il est aujourd’hui urgent de questionner avec une attention renouvelée.

À ce sujet, voir Valerie Da Costa (dir.), Vita Nuova. Nouveaux enjeux de l’art en Italie 1960-1975, cat. exp. (Nice, MAMAC, 14 mai 2022-2 octobre 2022), Gand, Snoeck, 2022 ; Jacopo Galimberti, Images of Class. Operaismo, Autonomia and the Visual Arts (1962- 1988), Londres, Verso Books, 2022 ; Raffaele Bedarida, Exhibiting Italian Art in the United States from Futurism to Arte Povera.’Like a Giant Screen’, Londres, Routledge, 2022 ; Renverser ses yeux. Autour de l’arte povera 1960-1975. Photographie, film, vidéo, cat. exp. (Paris, Jeu de Paume/Le Bal, 11 octobre 2022-29 janvier 2023), Paris, Xavier Barral, 2022.

Référence : Anna Battiston, « Romy Golan, Flashback, Eclipse. The Political Imaginary of Italian Art in the 1960s, 2021 », Transbordeur. Photographie histoire société, no 7, 2023, pp. 194-195.

Transbordeur
Revue annuelle à comité de lecture