Pierre Schill, Réveiller l’archive d’une guerre coloniale. Photographies et écrits de Gaston Chérau, correspondant de guerre lors du conflit italoturc pour la Libye (1911-1912), 2018
Estelle Sohier

Les archives photographiques documentant la période coloniale sont nombreuses dans les institutions patrimoniales européennes, musées, bibliothèques et archives. Si ces images sont des sources primaires précieuses, leur diffusion sous forme de publication ou sur Internet pose néanmoins de nombreuses questions éthiques quand elles documentent des violences symboliques ou physiques perpétrées contre les populations colonisées : que faire devant la douleur des autres en puissance dans ces centaines de milliers de documents, témoins d’un passé infamant ? Si ces images présentent un grand intérêt historique, comment ne pas réactiver la violence dont elles sont porteuses en les mettant en circulation dans l’espace public ? Comment les analyser et en tirer des enseignements tout en neutralisant cette violence ?
Ces questions ont donné lieu à des réponses très variées ces dernières années. Certains projets prennent le parti de faire subir aux regards contemporains les images de violence coloniale de façon spectaculaire, pour interpeller le public quant à la nature des colonisations européennes et déclencher des prises de conscience de nature politique. D’autres, comme le livre de Daniel Foliard, Combattre, punir, photographier. Empires coloniaux, 1890-1914 (La Découverte, 2020), placent cette réflexion éthique et méthodologique au coeur de leur démarche. Il démontre combien les images d’archives aident à saisir la centralité de la violence de masse dans les rapports de force entre les puissances coloniales européennes et les populations colonisées au tournant du XXe siècle. Ces images attestent par ailleurs que la spectacularisation de l’usage radical de la force a fait partie intégrante des conquêtes. Foliard mobilise néanmoins prudemment les photographies pour ne pas imposer des sentiments et choquer le lectorat, pour ne pas risquer de distordre et de simplifier l’histoire en mettant trop en avant des images spectaculaires, et pour ne pas reconduire une violence passée dans le présent.
À cet égard, le livre dirigé par Pierre Schill, Réveiller l’archive d’une guerre coloniale, expose un cas emblématique de l’usage de la médiatisation de la violence par une armée coloniale. Il avance aussi des réponses méthodiques très convaincantes à ces questionnements éthiques, en restituant une enquête collective destinée à donner à des images d’archives insoutenables leur signification historique et « leur juste place ».
Le plan de l’ouvrage nous invite à suivre la recherche passionnante menée par Schill après sa rencontre fortuite avec une boîte d’une trentaine de photographies non référencées, représentant la pendaison de quatorze hommes sur une place publique, en Afrique du Nord, et des soldats européens. Hors de son champ de recherche, ces documents suscitèrent néanmoins son attention et une émotion qui devint le moteur d’un projet destiné à répondre collectivement au « pouvoir d’appel » de ces images et à leur « puissance sensible » : historien, écrivains, chorégraphe et plasticienne ont été invités à « explorer le passé » et à interpréter cette archive à plusieurs voix.
Les photographies à l’origine de l’enquête représentent une pendaison publique réalisée à Tripoli en décembre 1911 par l’armée italienne qui avait entrepris d’envahir la Libye quelques mois plus tôt. Leur auteur, l’écrivain et journaliste Gaston Chérau, avait été missionné par le quotidien français Le Matin entre novembre 1911 et janvier 1912 pour couvrir cette guerre. L’Italie venait alors de subir de sévères revers militaires à Shar al-Shatt (Sciara Sciat en italien), où des attaques de l’armée ottomane avaient contraint les troupes coloniales à se replier. Ces revers avaient bouleversé la propagande italienne dépeignant cette campagne comme une promenade militaire visant à libérer les populations du joug ottoman. Échaudé par la défaite d’Adoua face à l’armée de Ménélik II en Éthiopie en 1896, qui avait provoqué une grave crise sociale et politique dans la péninsule, le gouvernement italien répliqua de façon violente et spectaculaire, avec l’exécution sommaire de plus d’un millier de Tripolitains. Au moment de l’arrivée de Gaston Chérau à Tripoli, cette vengeance se poursuivait avec la pendaison publique de quatorze « rebelles », un dispositif pensé comme un moyen d’humilier l’ennemi, d’effrayer les populations locales, et de montrer en Europe la fermeté d’une armée italienne encline à faire respecter la justice.
L’enquête est restituée dans l’ouvrage au fil de quatre parties identifiées par des pages de couleurs ou de texture différentes et plusieurs types de police. Il mêle la publication intégrale du corpus de sources rassemblées par Pierre Schill sur Chérau en Libye et une analyse à plusieurs voix de ces mêmes documents. L’introduction précise les questions auxquelles s’attelle l’ouvrage, en particulier ce que signifie être correspondant de guerre en contexte colonial. Les conditions de travail du reporter néophyte Gaston Chérau, le contexte de sa mission, ses contraintes, les enjeux de son reportage destiné à un journal italophile sont précisés. Les usages des photographies dans la construction de son récit de guerre sont d’autant plus intéressants que Chérau avait été envoyé en tant qu’écrivain en Libye afin de transmettre une vision personnelle de la guerre. Doté seulement d’un équipement amateur, il produisit des photographies qui acquerront un statut aussi important que ses textes dans les articles du Matin.
La nature hybride de ses photographies, entre reportage et usage personnel, ne facilite pas leur lisibilité. Pierre Schill nous confronte à la difficulté d’analyser ce matériel en publiant presque l’ensemble des photographies réalisées par Chérau durant son séjour en Tripolitaine (seules les variantes ont été écartées), soit 229 photographies retrouvées principalement à la BnF. Les images sont regroupées sobrement dans un cahier ordonné selon la chronologie des événements reconstituée par l’historien. Les textes et l’appareil critique apportent les clefs de lecture nécessaires à leur compréhension, avec une analyse historique, mais aussi une description des images par série qui offre des éléments de contexte et attire notre regard sur des indices présents dans les images.
Le reportage témoigne des multiples expressions de la violence du conflit, directe ou indirecte, exercée sur les corps individuels et sur l’ensemble de la société : des corps abîmés, des pendaisons collectives et individuelles, les conséquences du choléra, aux côtés de simples vues de Tripoli. La première partie documente les « atrocités turco-arabes », soit les corps en décomposition de soldats italiens découverts un mois après la bataille de Shar al-Shatt, et que Chérau enregistre au cours d’une visite organisée par l’armée italienne pour prouver la cruauté de l’ennemi. Y répond la mise en scène d’une violence présentée, elle, comme légitime, après l’instauration d’une politique de terreur : une scène de jugement expéditive d’un groupe de « rebelles » par l’armée italienne, puis la pendaison des accusés le lendemain. Le spectacle est à destination de tous les publics : si ces photographies feront la une de plusieurs journaux en Europe, les vues de Chérau montrent aussi la foule à Tripoli invitée à contempler le gibet – notamment les enfants, au premier rang.
Les photographies sont accompagnées d’autres sources primaires qui documentent leur diffusion publique : les articles publiés dans la presse par Chérau ; sa correspondance privée, puis son récit sur la mémoire de ces événements, quinze ans plus tard. Un appareil de notes très soigné lie notamment les textes aux photographies correspondantes. La reproduction des articles dans leur mise en page originale permet de saisir les différentes interprétations auxquelles elles ont donné lieu. Elle témoigne des enjeux de la narration visuelle dans la presse à une période où la photographie occupe une place grandissante dans le récit des actualités. S’y reflètent la quête du sensationnel dans les choix éditoriaux, les modalités de circulation des photographies d’actualité, mais aussi l’instabilité du sens des images.
Les lettres de Chérau offrent un autre éclairage sur ses images, qui reflètent aussi l’expérience intime du voyage et de la confrontation à la guerre. Schill démontre en outre que les photographies conçues pour le quotidien italophile Le Matin ont par la suite été mobilisées pour dénoncer le colonialisme, par d’autres canaux. Réinterprétées, les images ne montraient plus une violence légitime, mais des actions iniques menées par une puissance prédatrice, attestant combien la violence n’est pas une catégorie fixe : elle est toujours à repenser en fonction d’un contexte historique et des discours qui la décrivent. Supportable dans un contexte donné, une image peut devenir intolérable dans le cadre d’un autre récit. Celui dans lequel Chérau relate le souvenir de cette expérience, quinze ans plus tard, permet enfin de nuancer son positionnement : si son reportage exclut toute critique contre l’action italienne, la mémoire de sa mission en Libye n’est pas exempte de mauvaise conscience et de questionnements moraux.
La dernière partie de l’ouvrage mêle des réflexions sur l’écriture de l’histoire à une restitution de créations chorégraphique, littéraire et plastiques autour de ce corpus photographique. Pour l’exposition « À fendre le coeur le plus dur », Pierre Schill avait confié ces photographies à des artistes sensibles aux thématiques de l’archive, du colonialisme et de la violence. Il s’agissait d’interroger la « puissance » de ces images avec des voix plus subjectives que celle de l’historien et de questionner la circulation d’images de victimes de guerre, exposées dans toute leur vulnérabilité : que provoquent ces images, comment transforment-elles leur public, et comment les relier au moment présent ? Un beau texte de Caroline Recher revient sur la façon dont certains artistes et curateurs contemporains s’emparent des questions éthiques autour de la distance entre des victimes photographiées et leur public éloigné temporellement, géographiquement et culturellement. Autant d’invitations à mieux regarder, ou à tenter de réhabiliter la mémoire des victimes, afin de rendre ces expériences du passé non seulement intelligibles, mais aussi sensibles. Le spectacle d’une chorégraphie, la visite d’une exposition ou la contemplation d’une oeuvre plastique en trois dimensions ne sont pas restituables par écrit, c’est la limite de cette dernière partie.
D’autres axes d’interprétation auraient pu être développés dans l’ouvrage : l’un de ses objectifs était de ne plus voir ce groupe de quatorze condamnés à mort comme des victimes anonymes de la colonisation, mais de reconstituer leur histoire. Même si les noms de ces hommes ont bien été retrouvés, on n’en apprend que très peu sur leur parcours. En outre, pour interroger le sens de ces images dans le présent, une confrontation plus poussée entre cette documentation organisée de la violence et les apories de la mémoire coloniale italienne – Italiani brava gente – aurait été particulièrement intéressante. Quoi qu’il en soit, cet ouvrage riche, réflexif et polyphonique est devenu une référence incontournable pour quiconque travaille sur les archives photographiques de la colonisation européenne. C’est une invitation et un modèle pour valoriser des corpus de photographies anciennes avec méthode et rigueur, certes, mais aussi avec sensibilité.

Référence : Estelle Sohier, « Pierre Schill, Réveiller l’archive d’une guerre coloniale. Photographies et écrits de Gaston Chérau, correspondant de guerre lors du conflit italoturc pour la Libye (1911-1912), 2018 », Transbordeur. Photographie histoire société, no 7, 2023, pp. 202-203.

Transbordeur
Revue annuelle à comité de lecture