Guillaume Le Gall, Aquariorama. Histoire d’un dispositif, 2022
Nicolas Leresche

Aquariorama. Histoire d’un dispositif de Guillaume Le Gall traite de la popularisation des aquariums comme objets de spectacle dès le XIXe siècle. Son ouvrage s’inscrit dans un double lignage, celui de l’histoire des dispositifs visuels et celui d’une histoire culturelle du regard, avec l’ambition d’éclairer la façon dont la modernité visuelle s’est construite au croisement de la technique, du spectacle et de la science. La singularité de son approche réside dans la façon dont il mobilise les études littéraires, une large partie de l’ouvrage étant consacrée à la circulation de l’imaginaire de l’aquarium dans les oeuvres d’écrivains comme Jules Verne, les symbolistes et les surréalistes tels qu’André Breton et Philippe Soupault. Historien de l’art, il n’oublie pas le rôle des artistes peintres dans la production et la circulation des imaginaires aquatiques, ni l’importance de prendre en considération la dimension matérielle de tout dispositif visuel, à l’exemple du délirant projet de peintures circulaires que Monet avait conçu avec l’aide des architectes Louis Bonnier et Camille Lefèvre et qui devait amener les visiteurs à se retrouver au centre d’un paysage d’eau. Cet exemple permet à l’auteur d’illustrer la façon dont la figure de l’aquarium imprègne l’imaginaire artistique, littéraire et scientifique de l’époque. Mais il lui permet aussi, et c’est un des objectifs de son ouvrage, d’inscrire l’aquarium dans le registre des spectacles en -rama et de proposer le terme d’« aquariorama ».
L’ouvrage est ambitieux à plus d’un titre, que cela soit dans son appareil critique ou dans la façon dont Guillaume Le Gall partage avec les lecteurs les recherches futures auquel ce matériau pourrait donner corps. Avec le risque, assumé, de nous laisser parfois sur notre faim, tant les pistes sont variées. Ce biais est probablement dû aux conditions qui ont présidé à son écriture, à savoir le contexte d’une habilitation à diriger des recherches qui demande à l’auteur le double exercice du retour sur les recherches passées et de la synthèse de celles à venir. Pour ordonner cette abondance, l’auteur a fait le choix d’un découpage serré en cinq chapitres avec un emboîtement de nombreuses parties et sous-parties.
Les questions principales qu’aborde l’ouvrage sont celles de savoir ce que l’engouement pour un tel dispositif nous dit d’une époque. Comment cet engouement est-il nourri ? Sur quoi repose-t-il ? De nombreux travaux ont déjà été consacrés à ces questions, dans une perspective d’études visuelles (Vanessa Schwartz, Jonathan Crary, Tom Gunning), dans le champ de la Bildwissenschaft (Horst Bredekamp, Hans Belting) ou encore dans une perspective d’histoire des sciences (Stephen Jay Gould, Lorraine Daston et Peter Galison). Ces travaux ont permis de saisir ce que la notion de culture visuelle amène à faire dialoguer en matière d’objets, mais également les méthodes qu’elle invite à mettre en oeuvre. L’hypothèse de Le Gall est que les aquariums permettent de « réinterpréter les fondements de la modernité » (p. 27) en s’inscrivant dans « les nouvelles techniques de monstration » (p. 24) qui fleurissent au XIXe siècle. À partir du néologisme d’« aquariorama », il cherche à souligner la continuité avec d’autres attractions visuelles de l’époque, en particulier les panoramas et les dioramas. Ce néologisme lui permet aussi d’inscrire l’aquarium dans ses qualités de dispositif générateur d’images et de tisser son argumentaire au croisement de la théorie des médias, de l’esthétique ou encore du nouveau matérialisme.
L’aquarium est un médium qui génère des images à la surface d’une vitre. Le Gall articule une grande partie de son propos autour de cet élément architectural : l’écran-vitre, matériau qui sépare et laisse transparaître, l’écran-médium en tant que surface imageante, l’écran-miroir reflet des imaginaires. Il mobilise de nombreuses sources qui vont des chroniques journalistiques aux romans et poèmes, en passant par des écrits théoriques de l’époque sur la photographie, aux films hollywoodiens ou encore aux brevets. La variété des sources permet de montrer les défis auxquels faisaient face les promoteurs, la fascination exercée par ce spectacle visuel sur les publics et la fonction matricielle de l’aquarium dans la culture visuelle pré-cinématographique de l’époque.
Dans la première partie, dédiée aux « imaginaires de la mer », Le Gall s’intéresse à la façon dont les aquariums sont apparus dans les jardins zoologiques, dans la lignée du mouvement de vulgarisation des sciences naturelles. Largement méconnu, l’espace marin est alors perçu comme le lieu des origines, donnant prise à de nombreuses projections et fantasmes de la part du public et des scientifiques. On ne se gêne pas, par exemple, de compléter la mise en scène avec des figurantes déguisées en sirène. Cette visibilisation d’un milieu inconnu est rendue possible grâce aux progrès techniques d’exploration des fonds marins, au développement de plaques de verre monumentales et aux connaissances physicochimiques des lieux hermétiques et autosuffisants. Voir l’espace sous-marin en coupe, distinguer les poissons autrement que par le dessus et s’émerveiller de leurs mouvements et de leurs variétés de formes et de couleurs sont autant de nouveautés qui ont rapidement assuré le succès public des aquariums.
Les chapitres deux et trois s’intéressent à la dimension spectaculaire du dispositif, au croisement de l’information scientifique et du divertissement. Le Gall présente ici l’argument central qui traverse la question de la modernité visuelle, à savoir l’importance du mouvement et de la vie dans « la redéfinition et l’élargissement de la mimésis » (p. 74). Les aquariums offrent non seulement un support aux fantasmes et aux rêveries sur les origines, mais participent aussi de l’intérêt pour les dispositifs pré-cinématographiques et l’image en mouvement. S’inscrivant dans le courant de la vulgarisation et de la promotion des sciences, les aquariums présentés dans les expositions universelles permettent aux visiteurs de déambuler dans des décors de grottes et de se faire leur propre idée de mondes inconnus jusqu’alors. Entourés et parfois surplombés de vitrines savamment éclairées, les visiteurs font partie intégrante du dispositif. Ils se retrouvent même, au détour de reflets inattendus, dans une étrange proximité avec des espèces mystérieuses, achevant d’inscrire ce spectacle dans le registre de la fantasmagorie. L’éclat de la lumière électrique, que l’on commence à maîtriser, trouve dans la viscosité aquatique un support propice à une contemplation esthétique de l’animal-objet, et les commentateurs de l’époque ne manquent pas de s’appuyer sur les dispositifs spectaculaires existants pour qualifier cette nouvelle attraction, la renvoyant tantôt aux plaques lumineuses, tantôt à la photographie.
Les deux derniers chapitres sont consacrés au nouveau régime visuel inauguré par la vitrine. Le Gall insiste sur la pulsion scopique qui naîtrait de la tension entre un objet « accessible à la vue, mais interdit au corps » (p. 172). Il est vrai que la boîte optique, vitrée et lumineuse, invite aux mises en scène les plus extravagantes, transformant tout objet exposé en objet de désir ou de curiosité, tout en laissant à bonne distance les autres sens. La nouveauté que représente la vitrine (ce qu’on y montre, comment elle capte l’attention, comment elle est regardée) occupe les chroniqueurs de l’époque. Elle invite à un nouvel investissement de la rue, à de nouvelles manières de flâner, à de nouvelles postures corporelles, bref elle façonne autant le regard et l’attention que l’architecture de la ville.
Une dernière section interroge les liens entre l’invention simultanée de l’aquarium et de la photographie et les modalités contemporaines de l’imaginaire de l’aquarium dans le cinéma hollywoodien à travers la notion d’image liquide. Le Gall y aborde brièvement la question de la « catastrophe latente » qui accompagne l’expérience de visite d’aquariums de grandes dimensions. L’événement d’un aquarium qui explose laissant se déverser sur les visiteurs des centaines de milliers de litres d’eau s’est non seulement produit à quelques occasions, peu documentées, mais il constitue surtout un motif popularisé par le cinéma. On aurait aimé que Le Gall s’appuie ici sur les apports du nouveau matérialisme, qu’il mentionne dans son introduction et qui pour le résumer brièvement interroge l’agentivité du « non-humain ». Il aurait été possible d’interroger les types de relations que la matérialité de l’eau, des vitres, du métal, des bactéries, des végétaux et des poissons engagent avec les visiteurs. Adossée à une perspective d’études visuelles, une telle approche permettrait de saisir la nature équivoque des images au-delà de leurs qualités strictement représentatives, à la façon de ce que font Hans Belting dans son anthropologie des images ou plus récemment Jérémie Koering dans son ouvrage sur les iconophages.
Par ailleurs, et bien qu’il consacre quelques observations au fonctionnement du dispositif, à travers notamment l’utilisation de l’éclairage ou son approvisionnement en oxygène, il n’aborde quasiment pas la question du choix des espèces ou du milieu aquatique. Une piste qui aurait permis de donner un éclairage intéressant sur l’histoire des sciences naturelles, ou sur les réseaux à l’oeuvre entre les colonies et les métropoles pour assurer la logistique d’approvisionnement. Cette entrée aurait également permis d’éclairer l’évolution contemporaine des aquariums : de leur mise en tourisme aux nouvelles formes de biophilie liées aux ontologies non humaines, ou encore les enjeux liés à la préservation du vivant, versus sa spectacularisation. Pour rester dans le cadre strict d’une histoire du regard et de la visualité, la possibilité offerte aujourd’hui dans certains aquariums de toucher les animaux vient questionner les liens entre perception et imagination, dialectique qui traverse à des degrés divers tous les dispositifs de simulation depuis le XIXe siècle. Pour conclure, l’ouvrage de Le Gall permet de saisir comment « les aquariums portent en eux l’expression d’une modernité » où « la transparence est à la fois un marqueur de progrès et l’agent de l’évolution du regard » (p. 23), mais aussi comment « l’analyse symbolique et matérielle » d’une attraction visuelle permet d’en faire « un objet à la fois méthodologique et réflexif » (p. 311). C’est donc une contribution importante à la littérature sur le sujet et à l’histoire des dispositifs de simulation du monde des XIXe et XXe siècles. Il revisite à travers son expertise d’historien de l’art et de la littérature des sources et des objets d’étude connus, en particulier les travaux sur la morgue conduits par Vanessa Schwartz qu’il complète. Il mobilise aussi des notions qui animent différents champs de recherche, à l’exemple des questions d’ambiance et d’immersion. En plus de la très belle facture de l’ouvrage, de format généreux, avec de nombreuses reproductions en couleur et une mise en page aérée, l’écriture fluide et claire de l’auteur offre un réel plaisir de lecture.

Référence : Nicolas Leresche, « Guillaume Le Gall, Aquariorama. Histoire d’un dispositif, 2022 », Transbordeur. Photographie histoire société, no 7, 2023, pp. 198-199.

Transbordeur
Revue annuelle à comité de lecture