Sarah M. Miller (dir.), Documentary in Dispute. The Original Manuscript of Changing New York by Berenice Abbott and Elizabeth McCausland, 2020
Éliane de Larminat

Documentary in Dispute. The Original Manuscript of Changing New York by Berenice Abbott and Elizabeth McCausland, édité par l’historienne de la photographie Sarah M. Miller, est le premier ouvrage de la série « Collections and Archives » des éditions du Ryerson Image Center de Toronto, qui vise à mettre en valeur les collections du centre. Le « manuscrit original » promis par le titre et présenté en première partie de l’ouvrage est certes recomposé à partir de matériaux conservés au Museum of the City of New York – d’une part les photographies de l’archive « Changing New York » que Berenice Abbott avait sélectionnées en 1938 pour un livre photographique du même titre, et d’autre part les légendes originales produites par sa proche collaboratrice, la critique d’art Elizabeth McCausland. La suite du volume met en avant les archives Berenice Abbott du Ryerson Image Center et du MIT Museum, dont le conservateur Gary Van Zante cosigne avec Julia Van Haaften un texte sur les pratiques d’archivage d’Abbott. On trouve dans une deuxième partie des transcriptions de textes d’Abbott, McCausland et de l’historien de l’architecture Henry Russell Hitchcock (qu’Abbott avait sollicité pour une préface). Quant aux textes de recherche de la troisième partie, ils sont généreusement illustrés de documents en facsimilé.
Si tous ces documents (dispersés entre trois villes) sont précieux, c’est parce que le « manuscrit original » adressé à l’éditeur new-yorkais E. P. Dutton en 1938 n’est qu’une version du livre projeté par Abbott et McCausland – certes la seule à avoir été entièrement conçue par elles, mais néanmoins une version provisoire, sans mise en ordre définitive des images ni mise en page précise. Et cette première version est d’emblée placée en tension avec le livre finalement publié en 1939 ; en effet, les légendes originales de McCausland sont ici systématiquement accompagnées par les légendes du livre publié, qui ont été entièrement refondues dans un processus éditorial impliquant l’éditeur et plusieurs agences de la Works Progress Administration (le Federal Arts Project, l’Index of American Design et le Federal Writers’ Project). La juxtaposition sur chaque page des légendes de McCausland, à portée esthétique et critique, et des légendes publiées, très factuelles, en référence à une même photographie, constitue la première mise en perspective du projet initial. Les documents qui suivent, et le texte dense de Sarah Miller dans la dernière partie de l’ouvrage, dégagent ce qui s’est joué entre ces deux versions.
Sont présentés et analysés les écrits sur Eugène Atget collectés par Abbott, son projet de documentation photographique de New York pour le Federal Arts Project en 1935, les textes adressés par Abbott et McCausland à l’éditeur en réponse à des requêtes ou critiques pendant le processus éditorial, et enfin les anti-modèles que constituent les guides touristiques, d’autres publications photographiques sur New York qui précèdent ou accompagnent la production de Changing New York, et finalement la version publiée du livre. À partir de ces sources en creux et en plein, Miller reconstruit la vision distinctive du documentaire et de l’expérience urbaine moderne qu’élaborent conjointement Abbott et McCausland au fil des années 1930.
L’historienne accorde une place centrale à McCausland dans la formalisation collaborative de cette théorie du documentaire à partir de 1934, mais elle s’attache d’abord à ses racines dans l’expérience parisienne d’Abbott dans les années 1920. Elle convoque les textes des écrivains surréalistes sur les photographies d’Eugène Atget, comme ceux de Pierre Mac Orlan (avec ses notions de « fantastique social » et de combustion photographique), mais aussi les usages de photographies dans la revue surréaliste Documents (1929-1931). Miller contribue par là à l’histoire transatlantique du documentaire comme rapport entre art et document plutôt que comme projet lié avant tout au réformisme social (tel qu’illustré classiquement par la section historique de la Farm Security Administration), en s’inscrivant dans la continuité des recherches d’Olivier Lugon sur le style documentaire et de certains travaux sur Walker Evans. La réinvention avant-gardiste de l’archéologie comme excavation du « primitif » jusqu’au cœur de la modernité américaine, l’intérêt pour la dialectique et l’articulation du visible et de l’invisible, ou encore le projet d’une formation de l’expérience moderne par la photographie, sont autant d’éléments que Miller met en lumière dans les images produites par Abbott à New York à partir de 1929 et dans les légendes de McCausland. Walter Benjamin est convoqué de manière répétée, d’abord en raison de ses écrits sur Atget dans la « Petite histoire de la photographie » (1931), et plus généralement comme théoricien de l’image dialectique et des images comme médium d’une expérience critique de l’histoire et de la modernité. La théorie comme la pratique du documentaire chez Abbott et McCausland sont en effet selon l’historienne organisées par le principe de l’« équilibre dynamique ». Ce principe dialectique caractérise la lecture des espaces urbains, la pratique du médium photographique, les images et le projet photo-textuel d’Abbott et McCausland, tant dans les objets (les paysages, les images et les pages) que dans l’expérience des sujets (promeneurs et lecteurs/spectateurs). Les temporalités disparates dans les espaces construits répondent au moment instable fixé par les photographies, et les courts-circuits entre le grotesque et le sérieux à la tension photographique entre l’accidentel et le composé. L’expérience de la modernité urbaine qui est ainsi construite oscille entre accusation et célébration, terreur et ravissement, analyse critique et résistance imaginative.
Miller suit les étapes de transformation du manuscrit original dans les propositions, critiques, rejets, réécritures, y compris le « manuscrit intermédiaire » où McCausland caricature l’approche du « reportage réformiste » (p. 272) dans une nouvelle liste de légendes encore distincte de la version publiée (et non reproduite ici). Mais loin de se contenter de retracer l’histoire d’un projet artistique contrarié par des exigences commerciales et institutionnelles, Miller met au jour une multiplicité de programmes concurrents pour la photographie documentaire urbaine dans le contexte politique, intellectuel et éditorial de la préparation de l’exposition universelle « Construire le monde de demain » à New York entre fin 1937 et 1939.
En adoptant une perspective de dix ans sur « l’adaptation transatlantique » (p. 250) du documentaire par Abbott après son retour à New York en 1929, Miller confère un rôle décisif à l’exposition de 1939, qui donne lieu à des réinterprétations du paysage urbain new-yorkais réel ou projeté et de ses images au crible d’une « modernité » à définition variable. Cet événement marque les contraintes éditoriales, avec un récit dominant qui est orienté vers le futur et implique de se détourner de la ville présente, dense et multifonctionnelle, au profit d’un urbanisme décentralisé. Pour leur part, les agences du New Deal s’efforcent de présenter les transformations publiques en cours dans les infrastructures et le logement new-yorkais comme la mise en œuvre d’une modernisation. Par des pratiques de sélection, séquençage, légendage et mise en page (et même un cas de plagiat photographique dans un autre livre sur New York publié par le Federal Writers’ Project en 1938, New York Panorama), les images d’Abbott sont soumises à divers projets, reflétant des conceptions distinctes de l’utilité du documentaire urbain et donnant finalement lieu à une version publiée elle-même complexe. Pour leur part, Abbott et McCausland voulaient mettre au jour les contradictions et tensions de la modernité comme présent en mouvement (le « New York en changement » du titre), et avaient adopté l’horizon d’un lectorat touristique associé à l’exposition de 1939. Elles avaient pour objectif de subvertir la logique touristique et d’interrompre la rhétorique du progrès en activant l’image comme expérience à la fois photographique et urbaine, esthétique et politique, imaginative et critique – et ce chez un public large, identifié à des touristes qui seraient aussi des New-Yorkais regardant leur propre ville à nouveaux frais. Elles visaient une pédagogie de la modernité par une « littératie » photographique, au sens à la fois de la capacité à lire des photographies et du développement grâce à la photographie d’une connaissance critique de la ville moderne.
Face à l’absence du livre projeté, Documentary in Dispute propose non seulement un composite archivistique pour une version originale partielle de Changing New York, mais aussi un environnement documentaire. La recherche du livre perdu s’accompagne en effet d’un élargissement de l’attention vers les livres concurrents et vers les autres théories et pratiques du documentaire urbain. Le mouvement intellectuel qui anime l’ouvrage semble ainsi aller dans deux directions simultanées, d’une part vers la définition concentrée d’une théorie du documentaire (avec l’« équilibre dynamique », entre Benjamin et le philosophe John Dewey), d’autre part en direction d’un champ de recherche ouvert à l’ensemble des pratiques documentaires dans un terrain urbain à la fois matériel, culturel et idéologique. On pourrait dire que, fidèlement à l’idée directrice du livre selon laquelle le documentaire était jusqu’à la fin des années 1930 une notion instable, le volume qui nous est proposé se tient lui-même dans un équilibre dynamique entre reconstruction d’un monument qui aurait pu exister et « histoire étendue» (p. 307) de la photographie documentaire à l’échelle de l’urbain – entre rétablissement d’Abbott et McCausland au niveau de Walker Evans et Lincoln Kirstein ou James Agee, et dissémination de l’attention vers une multitude de commanditaires et d’usagers des images plus ou moins anonymes, avec leurs propres théories et pratiques.

Référence : Éliane de Larminat, « Sarah M. Miller (dir.), Documentary in Dispute. The Original Manuscript of Changing New York by Berenice Abbott and Elizabeth McCausland, 2020 », Transbordeur. Photographie histoire société, no 6, 2022, pp. 180-181.

Transbordeur
Revue annuelle à comité de lecture